Corinne Lepage s’interroge ici sur le choix et l’intérêt de l’Union européenne de son maintien dans le traité de la charte de l’énergie, en juin 2022, dont les dispositions s’avèrent contradictoires avec le principe de préservation de l’environnement.
Publié le 08/10/2022 – Actu Environnement
La question de la sortie globale par les pays de l’Union européenne du Traité de la charte de l’énergie (TCE) se pose au niveau communautaire comme au niveau national[1].
Tout d’abord, la compatibilité du TCE avec le droit européen est incertaine. La Cour de justice est actuellement interrogée par la Belgique pour savoir si le TCE modernisé est compatible avec les traités européens.
En effet, si le TCE a directement ou indirectement pour effet de contrecarrer, nuire, rendre impossibles les investissements et mesures prises pour réduire la dépendance aux fossiles et pour assurer la décarbonation de l’économie européenne, la question mérite plus que largement d’être posée. Il s’agit en effet d’une des politiques majeures de l’Union européenne.
Le TCE porte atteinte à l’autonomie juridique de l’Union européenne
S’agissant du droit communautaire, l’avis donné par la Cour de justice de l’Union européenne le 30 avril 2019[2], à propos du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États prévus par le CETA[3], offre les pistes d’une réponse.
Il convient en effet de se référer à cet avis qui est parfaitement clair dans ses considérants[4] 148 à 150[5] :
148 : « Toutefois, sans préjudice du cas de figure où les Parties auraient convenu, dans le cadre de l’AECG, de rapprocher leurs législations, la compétence de ces tribunaux porterait atteinte à l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union, si elle était aménagée de manière à ce que lesdits tribunaux puissent, dans le cadre de leurs appréciations de restrictions de la liberté d’entreprise visées dans une plainte, mettre en cause le niveau de protection d’un intérêt public ayant présidé à l’introduction de telles restrictions par l’Union à l’égard de l’ensemble des opérateurs qui investissent dans le secteur commercial ou industriel en cause du marché intérieur, plutôt que de se limiter à vérifier si le traitement d’un investisseur ou d’un investissement visé est entaché d’un vice mentionné au chapitre huit, section C ou D, de l’Accord économique et commercial global (AECG).
149 : En effet, si le Tribunal et le Tribunal d’appel de l’AECG étaient compétents pour rendre des sentences constatant que le traitement d’un investisseur canadien est incompatible avec l’AECG en raison du niveau de protection d’un intérêt public fixé par les institutions de l’Union, cette dernière risquerait d’être amenée, sous peine d’être itérativement contrainte par le Tribunal de l’AECG à verser la charge compétente arbitral des dommages-intérêts à l’investisseur requérant, à renoncer à atteindre ce niveau de protection.
150 : Si l’Union concluait un accord international susceptible d’avoir pour effet que l’Union – ou un État membre dans le cadre de la mise en œuvre du droit de l’Union – doive modifier ou retirer une réglementation en raison d’une appréciation faite par un tribunal extérieur à son système juridictionnel du niveau de protection d’un intérêt public fixé, conformément au cadre constitutionnel de l’Union, par les institutions de celle-ci, force serait de conclure qu’un tel accord compromet la capacité de l’Union à fonctionner de manière autonome dans son propre cadre constitutionnel. »
Dans ces conditions, dès lors que par le biais de la Charte, la juridiction arbitrale, créée par le TCE, pourrait être compétente pour sanctionner des décisions de lutte contre le dérèglement climatique, lesquelles s’intègrent dans les mesures de protection d’un intérêt public, les principes directeurs donnés par la Cour de justice seraient méconnus. En effet, cela reviendrait, dans l’hypothèse d’une demande de condamnation de l’Union ou d’un État membre, à le sanctionner pour avoir appliqué le droit communautaire. Dès lors, le traité pourrait être regardé comme incompatible avec les dispositions de droit communautaire.
S’y ajoute, bien entendu, la question du droit à un recours effectif ouvert à tout citoyen de l’Union et rappelé dans le même avis de la Cour.
Le TCE incompatible avec le droit communautaire européen
Les contentieux en cours, sous réserve d’autres présents ou à venir, mettent en cause le fonctionnement du TCE.
L’affaire Uniper dans laquelle cette société allemande poursuit les Pays-Bas pour leur sortie du charbon[6] et a engagé une action en justice pour un montant d’1 milliard d’euros en est une illustration. En effet, une décision de principe de condamnation a été rendue par le Tribunal arbitral dans une affaire Uniper c/ Royaume des Pays Bas le 9 mai 2022[7]. Cette décision a été évidemment vivement critiquée par les défenseurs de l’environnement, même si elle ne tranche pas définitivement le litige, dans la mesure où le défendeur a saisi la juridiction allemande, au grand dam du tribunal arbitral qui prétend que de toute façon la décision à intervenir ne changera rien à sa propre compétence.
Rien n’est moins sûr. En effet, la Cour d’appel de Cologne a été saisie et a rendu un arrêt le 1er septembre 2022[8]. Elle a constaté que les procédures arbitrales engagées en 2021 par des sociétés contre un État membre de l’Union sur la base du TCE, étaient irrecevables en raison de l’incompatibilité de ces procédures avec le droit européen. La Cour a en effet estimé que les dispositions du TCE étaient incompatibles avec le droit de l’Union pour des litiges intracommunautaires : c’est-à-dire entre un État membre et un investisseur d’un autre État membre et ne pouvaient donc pas constituer une base juridique valable pour une obligation d’arbitrage fondé sur cette norme.
En outre, cette décision ne tranche pas la question du respect ou non d’une norme de protection d’un intérêt public. Or, il est clair que, compte tenu de l’évolution actuelle du droit communautaire et en particulier du Fit for 55[9], des décisions qui viendraient condamner un État pour avoir fait application des directives et règlements communautaires, ne pourraient pas être regardées comme compatibles avec le droit communautaire, ce qui bien évidemment pose la question de la compatibilité avec le droit communautaire des dispositions mêmes du TCE.
Par exemple, le droit de continuer à protéger de toute façon, dans les dix années qui viennent, les combustibles fossiles aboutit en réalité à anéantir complétement les efforts des Accords de Paris.
Le Conseil constitutionnel réévalue la place de la préservation de l’environnement au sein des intérêts nationaux.
Sur le plan national, la Charte de l’environnement et l’interprétation de plus en plus précise qu’en fait le Conseil constitutionnel, y compris dans les principes rappelés dans le préambule, incite indubitablement à la réflexion.
En particulier, la décision rendue le 12 août 2022 à propos de la loi Pouvoir d’achat est particulièrement intéressante[10].
Dans cette décision et par une réserve d’interprétation[11] qui a été soulignée, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il résulte du préambule de la Charte de l’environnement « que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ».
Ainsi, pour admettre une disposition qui est de nature à augmenter les émissions de gaz à effet de serre (il s’agit de la réalisation d’un terminal méthanier flottant sur le site portuaire du Havre), le Conseil constitutionnel retient les nombreuses conditions exigées : une durée d’exploitation qui ne peut dépasser 5 ans, des mesures d’évitement et de réduction des atteintes aux espèces protégées et à leur habitat.
Quant à la possibilité donnée par l’article 36 de la loi[12] de rehausser le plafond d’émission des gaz à effet de serre, applicable à certaines installations de production d’électricité à partir de combustibles fossiles, le Conseil juge que ces dispositions portent atteinte à l’environnement, qu’elles ne sont justifiées que dans la mesure où il s’agit de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation. En conséquence, cette mesure n’est admissible qu’en cas de menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en électricité.
De plus, la constitutionnalité du texte n’est admise que dans la mesure où les exploitants sont soumis à une obligation de compensation résultant du rehaussement du plafond d’émission.
Les dispositions de la charte de l’énergie
Ces mêmes principes devraient figurer dans la charte pour l’énergie pour que la constitutionnalité de cette dernière soit admissible[13]. Autrement dit, si les décisions peuvent conduire à une augmentation des émissions de gaz à effet de serre (ce qui peut être le cas pour la pérennisation d’investissement sur 10 ans dans le fossile), elles devraient faire l’objet d’une compensation systématique et être justifiées par un intérêt national majeur. Or, il n’en était évidemment pas question.
Dans la mesure où, même amendée, la Charte aurait pour effet d’éviter la prise de mesures destinées à réduire les émissions de gaz à effet de serre, au motif qu’elles pourraient être contraires à la Charte ou maintenir des investissements climaticides, cette circonstance, qui ne répond pas à un impératif d’intérêt national majeur et qui n’engendre pas une compensation automatique des émissions de gaz à effet de serre supplémentaire, ne paraît pas compatible avec les principes dégagés par le Conseil constitutionnel.
On ajoutera enfin que le premier vote d’un État décidant de se retirer du TCE est intervenu le 6 octobre puisque la Pologne a voté en ce sens[14].
À l’heure où la sobriété est sur toutes les lèvres, où un effort sans précédent d’investissement dans les énergies renouvelables et dans l’efficacité énergétique est fourni, il serait pour le moins étrange, voire absurde, de maintenir un traité, même modifié, dont l’objectif est de sécuriser les investissements dans les énergies fossiles et de priver les États de pouvoir mettre un terme à cette dépendance mortifère.
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[1] NDLR. Article Qu’est-ce que le Traité sur la Charte de l’énergie, Site Connaissances des énergies.org : lien vers l’article.
[3] NDLR. Le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) ou Accord économique et commercial global (AECG) est un accord commercial bilatéral de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada. Signé le 30 octobre 2016, il est entré en vigueur provisoirement le 21 septembre 2017.
[4] NDLR. Définition de « considérants » : Partie d’un jugement de Tribunal administratif ou d’un arrêt de Cour administrative d’appel ou du Conseil d’Etat constituant l’exposé des motifs de fait et de droit qui justifient la solution adoptée par les juges. (Notion utilisée également dans les arrêtés actes réglementaires des autorités territoriales.) Source Site Jurisconsulte.net.
[5] NDLR. Voir note 2. Extraits 148 à 150 : Chapitre V Prise de position de la Cour ; A Sur la compatibilité du mécanisme RDIE envisagé avec l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union ; 3. Sur l’absence d’effet sur le fonctionnement des institutions de l’Union conformément au cadre constitutionnel de celle-ci.
[6] NDLR. Affaire Uniper : voir l’article du Soir.be La société Uniper poursuit les Pays-Bas pour la fermeture des centrales à charbon, 16 avril 2021 : lien vers l’article.
[7] NDLR. Affaire Uniper : voir Uniper v. Netherlands sur le site Jusmundi.com : accès à la décision du 9 mai 2022.
[8] NDLR. Voir note 7. Accès à la décision de la Cour de Cologne du 1er septembre 2022.
[9] NDLR. « Fit for 55 » est un paquet de 12 propositions législatives de la Commission européenne pour parvenir à la neutralité climatique en 2055 : voir sur ce sujet le site de la Commission européenne, et le site du ministère en charge de l’Écologie.
[10] NDLR. Décision n° 2022-843 DC du Conseil constitutionnel du 12 août 2022 : voir la décision. Rappel de la loi n° 2022-1158 sur le pouvoir d’achat du 16 août : voir le site Vie-publique.fr et sur Legifrance.gouv.fr.
[11] NDLR. Définition d’une réserve d’interprétation : voir le site du Conseil Constitutionnel ou sur Vie-publique.fr : « La “technique” des réserves d’interprétation permet au Conseil constitutionnel de déclarer une disposition conforme à la Constitution à condition qu’elle soit interprétée ou appliquée de la façon qu’il indique. Cette technique permet de valider une disposition qui, sans cette réserve, pourrait ou devrait être censurée. ».
[12] NDLR. Article 36 de la loi n° 2022-1158 sur le pouvoir d’achat : « Un décret peut rehausser le plafond d’émissions de gaz à effet de serre applicable aux installations de production d’électricité à partir de combustibles fossiles en application du II de l’article L. 311-5-3 du code de l’énergie en cas de menace sur la sécurité d’approvisionnement en électricité de tout ou partie du territoire national. Les exploitants des installations concernées sont soumis, sous peine de sanctions définies par le décret mentionné au premier alinéa du présent article, à une obligation de compensation des émissions de gaz à effet de serre résultant du rehaussement de ce plafond d’émissions. Cette compensation permet de financer des projets respectant les principes fixés à l’article L. 229-55 du code de l’environnement. Les projets de compensation mentionnés au présent article sont situés sur le territoire français et favorisent notamment le renouvellement forestier, le boisement, l’agroforesterie, l’agrosylvopastoralisme ou l’adoption de toute pratique agricole réduisant les émissions de gaz à effet de serre ou de toute pratique favorisant le stockage naturel de carbone. L’obligation de compensation des émissions ne dispense pas l’exploitant de ces installations, le cas échéant, du respect des obligations qui lui incombent en application de l’article L. 229-7 du même code. Le décret mentionné au premier alinéa du présent article fixe les modalités de mise en œuvre du présent article, notamment le niveau et les modalités de l’obligation de compensation. »
[13] NDLR. Charte pour l’énergie, voir l’article Qu’est-ce que le traité sur la charte de l’énergie qui menace la lutte climatique, du 24 juin 2022 parTessa Jupon sur Public Sénat : lien vers l’article.
[14] NDLR. Retrait de la Pologne du TCE : voir l’article La Pologne rédige une loi pour « résilier » le controversé Traité sur la Charte de l’énergie, du2 septembre2022 par Frédéric Simon sur Euractiv.fr : lien vers l’article. Voir aussi l’article Traité sur la charte de l’énergie : la France attaquée par un producteur d’énergie solaire du 08 septembre 2022 par Concepcion Alvarez, sur Novethic.fr : lien vers l’article. Ainsi que l’article Réforme ou retrait du TCE : quelles conséquences pour le charbon ? du 8 octobre 2021 par Lukas Schaugg et Lea Di Salvatore, sur IIsd.org : lien vers l’article.
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Corinne LEPAGE, Avocate fondatrice du cabinet Huglo Lepage Avocats et ancienne ministre de l’Environnement
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